#2 – « Non, elle c’est l’autre noire du cabinet »

by Mrs W.

Quand vous entrez dans une structure professionnelle à grande échelle où vous êtes la seule avocate noire – et de surcroît la seule d’origine africaine – parmi plus d’une centaine de collègues, autant vous dire qu’on a vite fait de vous remarquer, de loin même quand vous entrez dans une pièce ou assistez à une réunion.  And so what ?

Comment on le vit ? Comment on fait face ? Comment on le dépasse ?

C’est ce que je souhaite partager avec vous ici dans ce second épisode de vie professionnelle découpé en trois étapes tirées de ma propre expérience (si vous n’avez pas encore lu l’épisode 1 sur la concurrence au travail c’est par ici) .

Aperçu

  1. La noire de service
  2. L’autre c’est moi?
  3. Une triste réalité mais pas une fatalité

1. La noire de service

J’ai rapidement appris que ma couleur générait une série d’attentes très stéréotypées et parfois assez gênantes me ramenant parfois, sans que je n’ai rien demandé, à un autre temps (Tintin au Congo, tu nous entends ?).

Juste pour le plaisir, je vous partage quelques perles assez typiques du phénomène que je décris.

Fun fact n°1 :  Le coup classique du DJ

Il arrivait qu’à la fête de fin d’année, le DJ décide d’épicer un petit peu sa playlist de base avec des sonorités africaines comme le groupe ivoirien Magic System. Alors forcément, il y avait toujours un collègue très inspiré (et malheureusement assez élevé au sein de la hiérarchie à mon grand dam) pour me lancer de manière peu discrète, le sourire aux lèvres :

« Aaaaah, ça tu dois connaître toi, allez danse un peu avec nous, vous avez vraiment le rythme dans la peau vous-autres ».

Au fond de moi, je me disais : « Euuuuuh. Non, laisse-moi tranquille ».

« Hang the DJ » résonnait dans ma tête à ce moment-là alors que déconcertée et seule dans ma merrrttttt (j’insiste sur les R et les T), j’arborais un sourire mi gêné mi horrifié. Honnêtement, j’aimais plutôt bien danser, mais pas forcément dans ce contexte-là. C’était juste gênant.

Fun fact n°2 : On se connait tous voyons, c’est évident !

Un autre moment collector? Le moment où j’ai réalisé l’existence du postulat de base que je devais forcément personnellement connaître tous les noirs de Bruxelles, voire de Belgique (que dis-je du moooonde et de la galaxie).

Alors que nous organisions un séminaire assez sérieux pour des clients, je parcourais la liste des participants avec un des avocats co-organisateurs.

Au milieu de cette liste figurait un nom à consonance congolaise.

Et l’avocat en question de me demander naturellement – « tu le connais sûrement, non? » J’étais stupéfaite. -« Ben non, je ne le connais pas », je lui ai dit sans réfléchir, et ai surenchéri :

«Vous savez, ce n’est pas parce que je suis noire que je connais forcément tous les noirs de Bruxelles. Non je ne connais pas ce Monsieur !»

Il a ri aux larmes, tellement il ne s’attendait pas à cette réplique et s’est rendu compte de l’absurdité de sa remarque…

Cela ne l’a pourtant pas empêché par la suite de me refaire à chaque fois le coup ; lorsque – fait très rare – il avait eu une interaction avec une personne noire (à un événement par exemple), il s’empressait de m’en parler parfois le soir même en me téléphonant ou le lendemain en me demandant empli d’espoir si je connaissais cette personne dont il avait récolté la carte de visite et si elle était de ma famille…Je n’exagère absolument pas !

Je peux encore être honnête avec vous ? Il m’arrivait de connaitre la personne en question. Le monde (et surtout Bruxelles et surtout le monde des noirs congolais à Bruxelles) est petit. Cela lui donnait-il pour autant le droit de partir du principe que je connaissais tout noir qui se présente à lui ? Je vous le demande.

Pas si fun fact n°3 : Cause toujours, tu m’intéresses

Une dernière pour la route ?

Je tiens à revenir sur cette manie qu’ont certaines personnes (souvent d’un âge certain), qui ont eu de près ou de loin un passé au Congo, de croire que cela va forcément nous intéresser, voire nous passionner : « Mon arrière grand-oncle a vécu à Lubumbashi, à l’époque Elisabethville et mon papa est né au Congo et connaît trois mots de swahili, dingue non ? » -« Rolala gééééééniaaaaaal. ».

Lorsqu’empreint de nostalgie, cet interlocuteur vous lance « Mes parents étaient colons c’était la belle époque vous savez ! ». « Ah bon ? » je répondais avec un air faussement intéressé, mais en vrai je n’en avais rien à kicker comme on dit parfois dans certains coins de Bruxelles.

Je débutais et espérais me faire une place et me fondre dans la masse. Mais à quel prix ?

Parfois j’avais envie de leur dire, en pensant à mon grand-père qui éveillait ma conscience en m’expliquant toute petite les épisodes des mains coupées lors de la colonisation – « Lâchez-nous avec vos histoires pseudo-coloniales.  La colonisation reste un épisode de l’histoire qui résonne comme une blessure non cicatrisée et ne nous ramène pas à de bons souvenirs, spécialement pour une personne d’origine congolaise dont la famille a personnellement souffert de ces conséquences. » Mais ça, on ne le dit pas et on sourit en pensant que notre grand-père doit se retourner dans sa tombe. Ne surtout pas faire d’histoires…

C’était écrit sur mon visage. J’étais la noire de service. Visible, reconnaissable, identifiable…Du moins jusqu’à ce que, coup de théâtre, je ne sois plus la seule

2. L’autre, c’est moi ?

Après à peu près 4 ans dans le cabinet, le grand jour est arrivé.

Une autre avocate, d’origine congolaise aussi allait commencer à mon étage. Vous n’allez pas me croire, mais le hasard (ou le stéréotype, c’est selon) veut que je la connaissais.

Je la connaissais même très bien puisqu’on a fait nos études ensemble et étions très amies à l’époque. Elle avait commencé sa carrière dans un autre cabinet puis nous avait rejoint après un séjour à l’étranger.

C’était une tête, elle aussi ! On avait un profil sur le papier assez similaire, mais en plus on était toutes les deux noires. Gros bug, error 404, gros point d’interrogation pour certains.

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Parole de noire, je peux vous assurer qu’on ne se ressemble absolument pas physiquement.

Nous sommes de deux régions différentes du Congo et avons un style, des traits et un teint tout à fait différents. Pourtant, je ne compte pas le nombre de fois où, par exemple, à la cantine, certaines personnes m’abordaient en me parlant de dossiers qui ne faisaient pas du tout partie de mon domaine d’expertise, avant que je ne les interrompe pour leur dire qu’il y avait manifestement (sans mauvais jeu de mot de juriste) erreur sur la personne et qu’il devraient plutôt se référer à ma collègue.

Le fait de travailler au même endroit, m’a permis de resserrer cette amitié qu’on avait mise en suspens durant quelques années avec la distance et les parcours professionnels distincts.

Très souvent, elle me racontait devoir reprendre les gens lorsqu’ils la confondaient avec moi. On était dans le même bateau et qu’est-ce que cela m’a fait du bien de voir une autre de mes congénères traverser les mêmes tribulations, doutes que moi.

On a énormément partagé en riant beaucoup.

Le rire est une thérapie surtout quand on évolue dans un environnement nécessitant une haute résistance au stress avec des caractères et ego à gérer au quotidien. Entre femmes – et noires de surcroît – on avait notre système de support.

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Un jour, ma collègue est venue me trouver dans mon bureau en me disant qu’en passant devant le bureau d’une avocate connue pour son côté plutôt froid et antipathique, elle s’est rendue compte que celle-ci était en train de parler avec quelqu’un dans son bureau.

J’ai toujours eu l’impression que cette avocate beaucoup plus expérimentée ne m’aimait foncièrement pas : elle m’avait un jour abordée à la fête de fin d’année en me disant d’un ton sec et un sourire moqueur: -« Alors tu as mis ta robe léopard ? » , alors que sans fausse modestie ma robe était caaaaanon et pas du tout léopard pour le coup mais noire avec des motifs jaunes. On va dire que c’était une jalouse un rien frustrée, sans aucun style (donc jalouse de mon style j’en suis sûre hahaha) avec des apriori un peu racistes sur les bords.

Bref, lorsque ma collègue-copine a dépassé la porte de son bureau, elle l’a entendu dire à la personne qui était dans son bureau:

« Ah elle, non elle n’est pas dans notre département, c’est l’autre noire du cabinet. »

Une fois de plus, j’étais définie et identifiée non pas par mon acuité juridique, mon talent pour la plaidoirie ou le fait d’être assistante à l’université en plus d’être avocate à temps plein ou par ma publication récente d’un ouvrage juridique. Non, hélas, tout cela ne comptait pas ou peu au premier regard.

A ses yeux, je restais la noire du cabinet et mon amie était l’autre noire du cabinet. Point.

Cette petite phrase assassine avait encore davantage rendu cette femme détestable à mes yeux.

3. Une triste réalité mais pas une fatalité

Toutes ces anecdotes (et encore là j’ai été soft, je vous ai passé les plus croustillantes mais promis il y en aura d’autres) m’ont permis de me rendre compte qu’aux yeux de certaines personnes, parfois même bardées de diplômes et supposées hyper éduquées, les stéréotypes ont la vie – parfois encore plus – dure !

Et ce, peu importe les accomplissements que vous leur jetterez à la figure : vous serez toujours pour certains, au premier abord, la « tigresse » noire qui sait surement danser et doit être sympa.

Plutôt que de rester figée sur ces stéréotypes qui sont bien réels, je veux croire que par nos actions et notre dur labeur nous avons la possibilité à notre façon de combattre certains préjugés, une personne à la fois.

Il faut toujours être pionnier quelque part et cela n’a rien de facile, et lentement mais sûrement, le travail finit par payer et certaines barrières tombent.

Des collègues avec lesquels je travaillais m’ont honnêtement avoué qu’avant moi ils n’avaient jamais fréquenté d’autres personnes noires (manière de s’excuser de la bêtise de certains propos ? je ne saurai jamais).

Ce que j’ai pu constater de mes yeux, c’est qu’avec le temps, les mentalités évoluent, même si cela va très ou trop lentement parfois.

En effet, quelques années plus tard, un autre jeune avocat noir est venu remplir les rangs de notre étage. J’ai pris cela comme une petite victoire contre les préjugés même si dans son cas, il n’est pas resté très longtemps.

Un peu plus tard, mon supérieur m’a demandé ce que je pensais d’un profil d’une jeune fille très talentueuse pour renforcer notre équipe. Elle était sénégalaise et portait un magnifique afro. Elle n’a pas été prise finalement mais quelle victoire déjà du fait de l’avoir envisagée pour un entretien.

Au fond de moi, je me dis que mon grand-père doit être fier de moi finalement.

************

Mon amie a fini par quitter le cabinet car elle avait d’autres projets.

Quant à la réplique culte, c’est devenu une blague entre nous qui a définitivement résisté au temps.

D’ailleurs, il y a quelques jours, alors que mon amie et ancienne collègue, m’annonçait qu’elle envisageait comme moi d’assister également à un événement organisé pour les anciens du cabinet dans lequel nous avions officié, je lui ai naturellement répondu que j’allais éviter de faire des tresses comme elle car je ne voulais pas qu’on me prenne une fois de plus pour « l’autre noire du cabinet ».

Nous avons ri à chaudes larmes.

Les temps changent …

*****

Je serais curieuse de savoir comment vous avez pu dépasser certains préjugés ou stéréotypes dont vous avez fait l’objet au travail. Si le cœur vous en dit, n’hésitez pas à partager des stratégies positives qui vous ont permis de vous sortir de ce genre d’impasses.

Le partage enrichit, paraît-il.

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On est ensemble,

Mrs W.

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8 comments

Anny 27 septembre 2018 - 0 h 03 min

Pour les préjugés c’est sûr qu’il vaut mieux en rire ! Mais essayer quand c’est possible d’éduquer l’autre, on est en 2018… what the cake! Really… « l’autre noire » !?! 😩

Reply
Mrs W. 27 septembre 2018 - 7 h 16 min

On est tout à fait d’accord 😉

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Christel Lamère Ngnambi 4 octobre 2018 - 11 h 17 min

Hahah merci pour cet article rempli de réalisme doux-amer !! Pour moi, une des meilleures stratégies que j’ai adoptées c’est s’assurer soi-même de ne pas être ignorant sur notre culture et les réalités que vivent les Noirs, et saisir les occasions dans des conversations pour faire la vie dure aux préjugés (sur la colonisation, sur l’Afrique… ou sur nos cheveux) pour, comme Anny dit, « éduquer les gens ». Dans ces cas ils comprennent généralement qu’ils ont des choses à apprendre et remises en question à faire.
Ah, et être prêt à endurer les conséquences de l’ignorance des autres en leur donnant le bénéfice de la bêtise. Ils sont rarement mal-intentionnés. Pas facile !

Reply
Mrs W. 4 octobre 2018 - 13 h 46 min

Merci pour ton retour Christel ! Je trouve que tu as bien résumé l’exercice d’équilibriste auquel on est parfois confronté surtout étant dans une culture d’ici et d’ailleurs. Renforcer les fondations et racines pour être 100 % bien dans ses baskets malgré les remarques malvenues en démontant par nos actes et conversations les préjugés. Tout en ne prenant pas tout personnellement. On y arrivera 😉

Reply
Diane.M 13 octobre 2018 - 12 h 41 min

Je peux vraiment voir ton expression faciale quand tu lui dis: euuuuhhh laisse moi tranquille. Hahaha

S’il ya bien une chose dont j’ai horreur c’est la facilité que les gens ont avec leurs réflexions. Mais je suis suis que tu la connais, c’est une africaine comme toi. Biensur, l’Afrique c’est petit, c’est j’ pays c’est connu. Think before you speak

My personal favorite : C’est Quand même bizaaaare tes cheveux. Mais est ce que se sont tes vrais cheveux ? As of my answear will make the hairstyle less worth it.

Black girl magic at the office can’t be explain. It’s our super power

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Mrs W. 13 octobre 2018 - 12 h 45 min

Hahaha Diane tu m’as bien fait sourire ! Black girl Magic is our super power indeed ! C’est déjà prévu de parler de cette histoire de cheveux d’ailleurs (qui mériterait carrément un chapitre) dans une prochaine histoire : ça devrait être pour la saison 2 ! Merci beaucoup pour ton partage sur le blog !

Reply
Ashanti80 10 novembre 2018 - 20 h 19 min

Je me régale! Le lien de votre blog m’a été donné par une amie il y’a moins d’une heure. C’est un très beau cadeau qu’elle m’a fait. Car je découvre une personnalité attachante, une très belle plume et cette petite pointe d’humour qui apporte du piquants à vos textes ! La ‘ noire de service ‘ et autres civilites ne sont que l’expression criarde du manque de culture de certains. Alors nous avons du pain sur la planche, au boulot !🤣

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Mrs W. 10 novembre 2018 - 22 h 40 min

Merci Ashanti pour ce super commentaire ! C’est un encore plus beau cadeau d’être lue et surtout que mes textes et ma plume puissent toucher. Rien que de lire cela me fait dire que ça valait le coup. N’hésitez pas à faire ce cadeau à d’autres amies 😉 À très bientôt !

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