#22 – Tu ne parles pas la langue de chez toi?

by Mrs W.
Peut-on se sentir appartenir à deux pays et cultures sans craindre le jugement? Je vous fais part de mon expérience à la croisée de deux cultures

Peut-on s’identifier à une ou deux cultures sans en maitriser tous les codes, y compris la langue? Est-ce possible de se sentir appartenir à deux pays que tout sépare, si ce n’est peut-être une (pas si) lointaine histoire commune?

Est-on en droit de se sentir d’ici et d’ailleurs sans craindre le jugement et les questionnements de ceux qui estiment qu’on ne coche pas toutes les cases culturelles obligatoires ? L’identité a-t-elle ses limites voire ses devoirs? Et qui les définit?

Ces questions, j’ai décidé de les aborder par le biais de mon propre vécu et ressenti à la croisée de deux cultures –  dans mon cas congolaise et belge (sur mon parcours voir ici) – mais elles ont à mon sens une portée universelle dans une société devenue beaucoup plus cosmopolite où les langues et influences culturelles se côtoient et s’entremêlent.

En ce qui me concerne, cette thématique s’est vraiment cristallisée par cette sempiternelle question face au constat de mon manque de maitrise des langues de mon pays d’origine.

Peut-on s'identifier à une culture sans en maitriser tous les codes, y compris la langue? Peut-on se sentir appartenir à deux pays et cultures sans craindre le jugement? Je vous fais part de mon expérience à la croisée de deux cultures et comment s’accepter et faire face au jugement

 

Sommaire (temps de lecture 6min30):

  1. Quoi tu ne parles pas de langue africaine?
  2. Le procès
  3. Tous semblables, tous différents?
  4. La personne que je suis : un délit d’identité ?
  5. Libre d’être soi
  6. La perfection n’existe pas, la bienveillance, si

1. Quoi tu ne parles pas de langue africaine ?

Je ne compte plus le nombre de fois où cette question est venue se heurter à mon visage déjà suffisamment gêné, impuissant et un rien honteux face à la situation. Non, je ne parle ni le lingala, et pour être exhaustive ni le swahili, ni d’ailleurs aucune autre langue de mon pays d’origine, le Congo.

Le voile est levé mais la scène ne fait que commencer.

La mine déconfite de mon interlocuteur sans voix en dit long : – « C’est tout bonnement incompréhensible, bizarre, illogique », oserait-t-il le terme « contre-nature » ? Lui, lingalaphone incrédule, semble le penser très fort. Tout est dans le regard et l’expression du visage : un mélange détonnant de surprise et de pitié saupoudré d’une pointe de mépris.

Passé ce bref étonnement, il reprend son souffle. Je vais certainement en savoir plus alors qu’un son réprobateur s’apprête à sortir de sa bouche.

Mon procès s’annonce.

2. Le procès

Mon ignorance semble avoir insufflé un parfum de scandale.

C’est devenu inacceptable, inimaginable, honteux, pitoyable. Les adjectifs pleuvent et les questions qui n’attendent pas mes réponses, aussi.

La condamnation est sans appel.

A ses yeux, je suis pratiquement devenue une traitresse de ma nation, dénaturant ce qui ferait de moi une « vraie » noire, africaine, congolaise.   Dans son monde, tout serait apparemment binaire : africaine ou pas, parlant le lingala ou pas.

Mais ne peut-on donc pas avoir une histoire et une identité plus complexes ? Il n’y a pas d’entre-deux possible ?

Peut-on s'identifier à une culture sans en maitriser tous les codes, y compris la langue? Peut-on se sentir appartenir à deux pays et cultures sans craindre le jugement? Je vous fais part de mon expérience à la croisée de deux cultures et comment s’accepter et faire face au jugement

J’ai toujours été fascinée par le fait que cette question et tout le jugement qui s’en suivait émanaient rarement de personnes nées et vivant au Congo, quand je m’y rendais, mais plutôt de personnes issues de la diaspora congolaise établies comme moi en Europe depuis toujours.

J’aurais pu penser qu’à plus forte raison, ces personnes pourraient comprendre que tous les parcours ne sont pas identiques.

La vie en Europe ne permet pas toujours de conserver comme un fossile intact une culture qui a voyagé au travers d’une ou deux générations sur différents continents.

Et puis, chacun son parcours, non ?

Il faut croire qu’aucune circonstance atténuante ne sera tolérée et je serai bel et bien jugée sur base du vécu d’un individu dont le teint me ressemble mais n’a pourtant pas le même vécu, les mêmes parents, la même famille que moi, jugée aussi à l’aune d’une prétendu image stricte et figée de ce à quoi devrait correspondre une « véritable femme noire ».

« Bounty » me lancera-t-on : noire à l’extérieure, blanche à l’intérieure.

La métaphore est efficace, je dois avouer.

Peut-on s'identifier à une culture sans en maitriser tous les codes, y compris la langue? Peut-on se sentir appartenir à deux pays et cultures sans craindre le jugement? Je vous fais part de mon expérience à la croisée de deux cultures et comment s’accepter et faire face au jugement

3. Tous semblables, tous différents ?

Mais quid des autres langues nationales du pays d’origine en question et des centaines de dialectes qui y cohabitent ?

Le silence est assourdissant.

Et puis, on ne va tout de même pas s’embarrasser des détails de l’histoire qui est la mienne, non ?

  • Car s’il voulait bien tendre l’oreille, ce juge d’un jour constaterait que même si je ne le parle pas, je comprends quelque peu le dialecte de la région d’où mes parents sont originaires, le lunda, parlé aussi dans plusieurs pays limitrophes du Congo, et portant avec lui toute une tradition coutumière ancestrale encore bien ancrée aujourd’hui.

 

  • Je suis née en Europe et toute mon éducation s’est déroulée en français. Quand ma mère s’efforçait de me parler ou de m’apprendre quelques mots de sa langue maternelle, je répondais systématiquement en français et n’avais pas trop envie de prolonger l’exercice, un rien honteuse de ne pas maitriser ce langage qui ne me parlait pas trop. Quand je retournais au pays pour les vacances, je ne restais pas suffisamment longtemps que pour maitriser une des autres langues du pays, le français y étant aussi une des langues nationales.

 

  • Je dois toutefois mes quelques notions de lunda à l’opiniâtreté de ma maman qui s’efforçait de nous apprendre quelques bases par des chants, des livres et comptines malgré mes réticences d’enfants.   Ma marraine, chantre gospel avait même constitué une chorale avec les jeunes cousins et cousines de la famille : nous nous « produisions » uniquement dans quelques rares événements familiaux ou de notre communauté. Notre « carrière » (c’était pas destiny’s childs ne nous emballons pas) fut courte mais nous a transmis une part de notre culture.

 

  • Je dois mes connaissances très basiques de cette langue aussi à moi-même et ma curiosité déjà aiguisée, toute petite alors que j’essayais de déchiffrer les conversations de ma mère et ses sœurs qui s’arrangeaient toujours pour passer sans prévenir du français au lunda au moment crucial du passage le plus croustillant de leur conversation.

Mais visiblement, ces éléments ne comptent peu ou pas pour mon interlocuteur improvisé juge qui reste persuadé que toute personne ayant du sang congolais dans ses veines doit automatiquement parler une langue spécifique depuis sa tendre enfance et commettrait dès lors un crime de lèse-africanité si ce n’était pas le cas.

Comment faire face au jugement des autres sur notre manque de connaissance de notre langue et culture d'origine

J’ose croire que mon pays d’origine ne se résume pas à une seule langue.

Plus important encore, ma valeur en tant que personne ne se résume pas au nombre de langues africaines que je parle ou pas.

On ne fait pas dans la finesse. On est dans le procès d’intentions.

Pas de témoins de moralité aujourd’hui.  Je suis coupable avant même de pouvoir m’expliquer.

Mais dois-je vraiment une explication ? Et puis qui fixe les critères ? Qui sont ces personnes pour s’arroger un quelconque pouvoir sur ma personne et sur mon identité? Qui leur a donné cet espace dans mon espace ?

Moi.

En ne disant rien, en acceptant leur jugement que je m’étais déjà infligé avant même que commence leur réquisitoire.

Je laisse entrer le loup dans la bergerie, prendre toute la place, sans même résister, réduisant ma fierté, mon passé et mon présent à une peau de chagrin.

Il en va de ma propre survie, de ce que je suis. Je dois reprendre le contrôle de la situation ou plutôt de ma situation, peu importe les petits ricanements en coin aux airs supérieurs de certains bien-pensants, je dis bien certains seulement.

Comment faire face au jugement des autres sur notre manque de connaissance de notre langue et culture d'origine

Je ne commettrai, bien entendu, pas la même erreur de mettre tout le monde dans le même sac.

Je parle en effet de cette minorité de personnes qui ne peuvent s’empêcher d’émettre des jugements sur la vie et le parcours de leurs semblables qui ne le sont pas tellement que cela finalement, quand on ose y regarder de plus près.

Nous ne sommes pas tous les mêmes. Le diable est dans les détails, dit-on.

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D’autres s’en fichent royalement et c’est très bien comme cela.

4. La personne que je suis : un délit d’identité ?

Mes parents m’ont énormément appris sur l’amour de leur pays natal et sa culture historique, musicale, culinaire, familiale, et ils continuent de le faire car même si leur vie s’est faite en Europe, ils ont toujours le coeur tourné vers l’Afrique.

Je ne compte pas un jour sans que mon père nous dise: « le Congo c’est chez vous, c’est chez nous ». Ils nous ont également appris à aimer le pays occidental où nous sommes nés, à nous y construire et y faire notre place et nous y sentir chez nous sans complexes.

Peut-on s'identifier à une culture sans en maitriser tous les codes, y compris la langue? Peut-on se sentir appartenir à deux pays et cultures sans craindre le jugement?

Je leur en serai éternellement reconnaissante.

Accepter le jugement d’un individu ne serait-il pas une insulte à la magnifique éducation qu’ils m’ont donnée et qui m’a permise d’être la femme que je suis aujourd’hui avec tous ses accomplissements et mérites ?

J’ai pu exceller dans de nombreux domaines et pourtant au moment du jugement de cet inquisiteur, c’est comme si tout cela avait disparu et qu’il avait réussi à mettre la lumière sur la seule ombre au tableau presque parfait ?

Voilà quelque chose, que je ne suis pas parvenue à accomplir. Je parle quatre langues mais pas une langue africaine.

Comment faire face au jugement des autres sur notre manque de connaissance de notre langue et culture d'origine

Me voilà mise à nue.

Shame on me ?

5. Libre d’être soi

Est-ce vraiment tout un plat ?

Poser la question c’est déjà y répondre.

Non ce n’est pas grave.

C’est juste un fait, comme plein d’autres qui valent le détour ou pas.

Alors pourquoi ne pas plutôt retenir le fait que je parle quatre langues plutôt que le fait qu’il me manque une langue africaine ?

Pourquoi ne pas louer la richesse d’avoir une double culture plutôt que d’insister sur le fait que la culture africaine ne serait pas suffisamment ancrée en moi ?

Pourquoi écouter les jugements d’un inconnu plutôt que nos accomplissements qui parlent pour nous ?

Pourquoi ne pas simplement accepter qu’on puisse décider de redéfinir son identité mixte comme on l’entend et l’assumer pleinement ? Pourquoi devrait-on avoir honte de ce que l’on est ?

Petit interlude: Je me souviens d’une de mes amies les plus chères (celle qui avait la répartie face aux tontons du dimanche très insistants sur notre future progéniture dans l’épisode 5) me disant un jour avec un grand sourire alors qu’une tante, je pense, lui reprochait un comportement trop occidentalisé donc trop « bounty »  à son goût, alors qu’elle parle bien une langue africaine, elle : « Je suis une bounty et j’assume.»

Bounty aux yeux des autres, mais les autres on s’en fout car ce qui compte c’est notre identité profonde, nos racines, notre histoire, n’en déplaise à certains.

Mon mari m’a dit un jour qu’il ressentait un lien émotionnel avec la ville lointaine où il est né bien qu’il n’y ait plus jamais remis les pieds et n’y connaisse plus personne.

Qui suis-je pour lui dire qu’il devrait se sentir plus connecté avec une autre  ville car il y a vécu plus longtemps, par exemple ? C’est une limite que je ne franchirai pas car on entre dans le domaine de l’émotionnel et de l’identification. Je le crois, c’est tout. C’est son histoire qu’il connaît et ressent mieux que moi.

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6. La perfection n’existe pas, la bienveillance si

Nous faisons de notre mieux dans les circonstances qui nous sont données. Et nous n’avons pas besoin de qui que ce soit pour juger du bien-fondé de l’identité, l’histoire que nous portons.

Bien sûr, cela peut étonner au premier abord mais cela ne veut pas dire que nous devons nous justifier ou même avoir honte de ce que nous avons vécu et de ce que nous sommes : une africaine européenne, une afropéenne, une belgo-congolaise, une belge aux origines congolaises, une fille d’ici et d’ailleurs, fière de ses origines et de ce qu’elle est.

Et si, comme moi on vous demande si vous parlez le lingala (ou toute autre langue que vous êtes censé-es automatiquement parler selon certains), vous pourrez librement répondre : non !

C’est un simple fait, rien de plus, rien de moins.

On se sent plus libre lorsqu’on est à l’aise avec soi, ce que l’on a pu faire et pas (encore) pu faire. On peut même en rire comme cette amie qui a toujours les bons mots pour me rassurer.

Ceci n’est pas un plaidoyer contre le lingala, langue que je trouve assez mélodieuse, surtout dans la musique congolaise que j’aime écouter, ni le swahili que j’aimerais certainement apprendre un jour, si j’en ai l’opportunité.

Toutefois, je refuse d’accepter le jugement ou mépris de qui que ce soit. Au nom de qui et de quoi ?

En mon propre nom, comme une grande, je reprends alors ma liberté, délivrée à perpétuité des avis ou conseils non sollicités.

Comment faire face au jugement des autres sur notre manque de connaissance de notre langue et culture d'origine

Quant aux juges, dont je faisais partie, ils m’ont permis de mettre en lumière et accepter une partie de moi qui me gênait et d’apprendre un peu mieux la bienveillance envers moi-même.

On ne peut pas tout faire tout le temps parfaitement.

Soyons indulgents même quand les autres ne le sont pas.

*          *          *

Et toi tu parles couramment le lingala, le créole, le swahili, l’arabe, le rif, l’italien, l’espagnol, le polonais, le napolitain, le portugais, bref, la langue de tes ancêtres ? Si ce n’est pas le cas, tu sais que tu n’es pas seul(e).

On est ensemble,

A écouter pour aller plus loinLe Tchip Podcast (épisode sur le créole)

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Mrs W.

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